Au début de cette année 2012, comme en chaque début d'année scolaire, nous avons accueilli quelques petits nouveaux à Crianças do Mundo. Ils ont 8 ou 9 ans et viennent de différents quartiers de notre ville, tous des quartiers pauvres ou des bidons-villes, encore plus misérables. C'est toujours très gai d'accueillir des petits nouveaux, c'est comme du sang neuf qui nous stimule tous, petits et grands. Et leur enthousiasme, à la découverte de ce monde nouveau pour eux, fait plaisir à voir. Ils montrent à tout moment qu'ils sont heureux d'être parmi nous et leur joie met du baume au cœur de tous. Et pourtant, tous ces petits bouts ont des vies bien difficiles. Nous nous demandons bien souvent comment ils parviennent à sourire, à montrer de la joie, à montrer de l'affection : ils en ont si peu reçu...
Geanderson a 8 ans. Il en paraît moins, car il est petit et maigre. Nous l'avons accueilli chez nous en mars de cette année. Un peu timide au début, il s'est déjà bien ouvert en peu de temps. Mais on sent en lui une énorme carence affective. Et il est préoccupé par sa maman qui est malade.
Afin de mieux connaître son histoire, je rends visite à sa famille à la fin du mois de mars. Geanderson habite la favela du Padre Rocha, où nous avons notre Maison du Partage. Je connais bien le quartier et je trouve sa maison sans problèmes. Le mot maison est trop beau pour cette baraque misérable où vit sa famille. C'est désolant à voir et je ressens à chaque fois ce même pincement au cœur en voyant dans quelles conditions inhumaines vivent tant de familles au Brésil. La maman de Geanderson m'accueille timidement et me fait entrer. Deux petites pièces en tout et pour tout, d'environ 2,5m sur 3, le sol en terre battue, des murs en briques pleins de trous, un toit en plaques d'amiante. Il y fait étouffant en ce jour ensoleillé. Et au Brésil, il y a du soleil presque tous les jours!... J'apprends qu'ils sont 7 personnes à vivre là! Oliette, la maman de Geanderson, me semble en effet très fragile. Nous bavardons un peu de tout et de rien avant de parler de sa famille. Je lui dis que son petit garçon est inquiet pour elle et je lui demande comment elle va. Elle m'explique qu'elle a eu un cancer du sein l'an dernier. Après une opération et en plein traitement chimio, le cancer est revenu. Elle va devoir recommencer un nouveau traitement dans 15 jours. Son état semble vraiment très inquiétant. Je lui demande de me parler un peu de sa famille et Oliette me raconte petit à petit et timidement, à voix basse, une tranche de sa vie. Son premier mari a été assassiné il y a une dizaine d'années. Elle a eu avec lui deux garçons, d'une vingtaine d'années maintenant. Mais ceux-ci sont hélas tombés dans la drogue. Son aîné, que j'ai croisé en arrivant, vient de sortir de prison il y a quelques jours. Une jeune femme est présente lorsque j'arrive, avec un petit garçon d'un an et demi; c'est la femme et le petit garçon de ce fils aîné. L'autre fils vit là aussi mais est absent en ce moment. Aucun des deux fils ni la belle-fille ne travaillent. Oliette a maintenant un second compagnon qui n'est autre que le frère de son premier mari assassiné. C'est avec celui-ci qu'elle a eu Geanderson. Mais c'est bien dur car il est alcoolique.
Il n'arrive donc pas à garder un emploi et fait des petits boulots à droite et à gauche lorsque son état le permet, ce qui n'est pas fréquent. Je me demande comment cette famille de sept personnes vit pratiquement sans revenus.
Pas étonnant qu'ils soient dans une telle misère. Oliette fait vraiment pitié à voir, car je sens que la vie est un vrai fardeau pour elle, je la sens désemparée. En plus de sa maladie, elle doit faire face à tous ces problèmes que sa famille lui apporte, alcool, drogue, pas de revenus fixes car pas de travail... C'est vraiment très dur et les mots sont bien vains pour soulager sa souffrance.
Je lui dis que Geanderson s'adapte très bien chez nous et que c'est un gentil petit bonhomme qui ne nous pose aucun problème. Nous sommes vraiment heureux de l'avoir parmi nous. C'est la première fois que je la vois sourire. Elle me répond que Geanderson adore aller à Crianças do Mundo, qu'il y est heureux comme tout et ne veut manquer à aucun prix. Elle n'a aucun mal à le faire lever à 6h du matin pour prendre notre bus qui l'amènera chez nous. Il se lève d'un bond et est tout de suite prêt. Le dimanche, il dit à sa maman qu'il voudrait que le jour passe vite pour retourner à Crianças do Mundo. Il lui raconte tout ce qu'il fait chez nous et son enthousiasme lui fait plaisir et lui fait aussi du bien. Elle est rassurée de savoir son petit garçon chez nous, à l'abri des problèmes familiaux ou de la rue. Bientôt, elle va devoir reprendre son traitement et elle sera souvent absente. Elle sera plus tranquille maintenant pour se soigner, sachant que Geanderson est chez nous. Je lui souhaite beaucoup de courage et de force pour son traitement et lui dis de se battre, car Geanderson a besoin d'elle. J'imagine ce petit bout si sa mère venait à disparaître, seul avec un père alcoolique et des frères drogués... Qu'est-ce qu'il deviendrait?!... Je comprends mieux sa fragilité et son énorme manque d'affection. A part sa maman, mais qui est bien malade, personne ne doit donner à ce petit garçon la moindre affection, le moindre amour, le plus petit intérêt. C'est trop triste. Je me dis que c'est sans doute une chance qu'il soit venu à Crianças do Mundo, avec l'envie d'y entrer. Autrement, son avenir était bien compromis; c'était probablement la drogue qui l'attendait, et avec elle la délinquance, comme ses frères et des milliers d'autres jeunes au Brésil. Il a peut-être une chance de s'en sortir maintenant.
Je termine lentement ma visite. Mais lorsque je quitte Oliette, je lui promets de revenir la voir bientôt, pour prendre de ses nouvelles. Je lui souhaite à nouveau bon courage, et je lui dis que tout va bien aller pour son petit garçon, que tout se passera bien pour lui à Crianças do Mundo.
Tout le monde va s'occuper au mieux de Geanderson et il sera heureux. Elle me remercie par un sourire et je la quitte.
Je suis bouleversée par cette visite et ce que j'y ai vu et entendu.
L'envie d'aider Oliette et Geanderson est grande, mais je sais aussi qu'avec l'entourage proche et tous ses problèmes, ce ne sera pas facile. Ce que nous pouvons faire de mieux, c'est aider Geanderson, c'est essayer de lui préparer un meilleur avenir que celui qui l'attendait, c'est essayer de le sortir de sa misère et de son cadre de vie où l'alcool et la drogue règnent. C'est lui donner un maximum d'amour et d'affection, car il est manifestement en manque.
C'est lui montrer que la vie peut être plus belle, que s'il en a le courage, il peut s'en sortir en étudiant le mieux possible et en se préparant pour avoir un bon emploi plus tard. Il est encore bien jeune pour comprendre tout ça, mais il faut lui en parler malgré tout, essayer de lui montrer qu'une autre vie est possible que celle que mène sa famille, dans la misère, la violence et l'angoisse.
Il faut que nous donnions une chance à ce petit garçon, même si nous sommes conscients que son entourage quotidien risque de détruire tout ce que nous construirons. Nous sommes là pour ça et nous devons tout tenter, pour Geanderson.
On entend ou on lit sans cesse dans la presse que le Brésil est devenu la sixième puissance économique mondiale (en PIB !). Mais le Brésil, si merveilleux et attachant qu'il soit, est aussi un pays où l'inégalité sociale reste énorme, où la misère atteint encore 20 millions de brésiliens, où les richesses du pays sont loin d'être partagées de façon égales dans toute sa population, où beaucoup souffrent encore de la faim. La corruption et les intérêts particuliers de la classe politique, avec d'autres facteurs encore très ancrés dans la gouvernance du pays, sont des freins au véritable développement, et empêchent ces millions de pauvres d'accéder à une vie décente, humaine et digne. Geanderson est un exemple, parmi des millions d'autres, de l'enfant qui n'a aucune chance de s'en sortir dans la vie, sans une main tendue et de l'aide extérieure à sa famille. Dans son cas, c'est toute notre équipe de Crianças do Mundo qui lui tend la main et lui offre cette chance d'accéder à une vie meilleure. Pour celui qui croit que tout va à merveille au Brésil et que c'est un pays qui n'a plus besoin d'aide, il suffit de se rendre chez Geanderson et de voir son cadre de vie ... On est loin de l’idée que l’on se fait d’une « sixième puissance économique mondiale », je vous assure!
Evelyne
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