Nous aimerions vraiment croire aux miracles, mais ceux-ci ne se réalisent malheureusement pas toujours.
Nous sommes début février 2022. Les inscriptions des petits nouveaux ont lieu et beaucoup se présentent, souhaitant être accueillis à Crianças do Mundo. Comme toujours, les demandes sont plus nombreuses que les places disponibles. Donc à un moment donné, je n’ai pas le choix et je décide d’arrêter les inscriptions. La nouvelle année scolaire commence et nous accueillons tous les petits nouveaux inscrits. Certains ne sont pas faciles du tout, et plusieurs ont des problèmes de TDAH, de TOC, d’autisme ou autres. Le travail ne sera pas facile cette année, mais notre équipe est prête et nous allons affronter les défis.
Vers la fin du mois de février, je reçois un coup de fil d’une assistante sociale de la préfecture, me parlant du cas d’un enfant qui a vraiment besoin d’être accueilli chez nous. Je lui réponds tout d’abord que nous n’avons plus de places, que nous avons déjà dû refuser beaucoup d’enfants les dernières semaines. En plus, nous n’avons jamais été enthousiastes Michel et moi à prendre des enfants indiqués par la préfecture. Nous préférons recevoir les enfants qui se présentent avec leur maman ou quelqu’un de leur famille.
L’assistante sociale insiste, me dit que c’est un enfant qui n’a pas de parents. C’est sa grand-mère qui l’élève seule , mais celle-ci a des problèmes de santé, alors c’est très difficile pour elle de bien s’occuper de lui. Il est en situation de risque, car il passe beaucoup de temps en rue. Je sens la pression et je n’ai pas trop le choix : je lui dis qu’elle prévienne la grand-mère, afin que celle-ci amène l’enfant pour que je le voie et que je parle un peu avec lui.
Un jour de début mars, la grand-mère, Noêmia, se présente à notre grille avec l’enfant. Nous les laissons entrer et je reçois l’enfant au bureau. Il s’appelle Thauann et il a 9 ans. Il est très maigre et pâle. Je parle un peu avec lui avant de lui poser quelques questions, il me répond sans problèmes. Il n’a pas l’air timide et m’interroge sur les choses qu’il voit dans le bureau, les photos d’autres enfants entre autres. Je lui explique que ce sont des enfants qui sont passés par Crianças do Mundo, mais qui maintenant sont déjà adultes. Lorsque je lui demande s’il souhaiterait être accueilli chez nous, il me répond que oui, beaucoup ! Il a entendu parler de Crianças do Mundo par d’autres enfants à l’école et il sait que c’est chouette chez nous ! Son enthousiasme et son envie d’entrer me désarment et je décide de l’accueillir malgré tout. Rien pendant cette entrevue ne me laisse entrevoir de problèmes particuliers. Thauann est vif, intelligent et ses conversations intéressantes.
Le lundi 7 mars 2022, Thauann entre chez nous pour son premier jour à Crianças do Mundo. Il se passe alors quelque chose de tout à fait inhabituel chez nous : certains de nos autres enfants font la grimace lorsqu’ils découvrent la présence de Thauann. Nos enfants sont toujours accueillants avec les nouveaux ; c’est quelque chose dont nous leur parlons très souvent, car l’accueil les premiers jours est très important. Tous sont passés par là, et ils savent que ce n’est pas toujours facile de s’adapter au début, au milieu d’autant d’enfants. Donc généralement, ça se passe très bien. Il y a même à chaque fois un « parrain » pour chaque nouveau petit qui entre. C’est un autre de nos enfants qui décide de s’occuper du petit nouveau, de lui montrer les endroits, de lui expliquer les choses, et c’est super.
La réaction de certains face à l’arrivée de Thauann m’étonne donc. Dès que j’en ai l’occasion, j’appelle ces enfants et leur explique que ce n’est pas gentil de réagir de cette façon devant Thauann, qu’on leur demande toujours d’être accueillants envers les petits nouveaux. Les enfants se regardent entre eux et je vois qu’ils veulent me dire quelque chose. Je les laisse donc me parler et ils m’expliquent que Thauann est un garçon insupportable à l’école, qu’il n’obéit à personne, qu’il ne fait que le bazar en classe et ne veut rien faire, qu’il est grossier avec tout le monde, même les adultes... bref, qu’il est vraiment difficile et que personne ne l’aime à cause de ça. Je leur explique que nous pourrons peut-être aider Thauann à changer chez nous, entouré de tous. Que ça vaut en tout cas la peine d’essayer et que je leur demande leur aide.
Les jours passent. Thauan se révèle être en effet un enfant terriblement perturbé. Il est hyper actif, n’obéit pas aux adultes, est la mouche du coche avec les autres enfants, dérange tout le monde pendant l’étude et les activités sportives ... bref un vrai problème dans le groupe.
Je vais rendre visite à sa grand-mère pour essayer d’en apprendre un peu plus sur Thauann. Je lui explique les raisons de ma visite, désirant en savoir un peu plus sur l’enfant pour que nous puissions l’aider à évoluer. Elle me parle d’abord beaucoup d’elle, qu’elle n’a pas une bonne santé, qu’elle est dépressive, qu’elle prend beaucoup de médicaments, qu’elle a vraiment des difficultés pour s’occuper de Thauann. Je la sens elle-même bien perturbée. Lorsqu’elle me parle enfin de Thauann, elle finit par avouer qu’il a de sérieux problèmes et qu’il est en traitement psychiatrique. Il a trois troubles du comportement et prend trois médicaments différents. Elle me fournit le rapport du psychiâtre, car j’en ai besoin pour son dossier médical. Je lui promets une autre visite bientôt et notre aide autant que possible avec Thauann.
En rentrant à Crianças do Mundo, dès que j’en ai l’occasion, je réunis notre équipe pédagogique pour leur faire part de ce que j’ai appris sur Thauann, afin que nous essayions de faire un travail en commun avec lui. J’avoue ne pas être satisfaite sur l’assistante sociale de la préfecture qui m’a trompée en omettant ces informations si importantes sur le gamin. Mais voilà, maintenant il est parmi nous et nous allons faire un maximum pour aider Thauann à évoluer.
Les semaines s’écoulent ; tous s’impliquent à fond pour travailler plus individuellement avec Thauann. Je demande même souvent aux autres enfants d’avoir de la patience avec lui, car il a des problèmes dont il n’est pas responsable. Mais les journées sont difficiles. Thauann est presqu’ingérable. Pendant l’étude, il ne reste pas en place. Il circule partout, sort de la classe, se rend dans les autres classes où il perturbe tous les autres, n’obéit pas lorsque sa professeur lui parle. répond parfois grossièrement. Il est pourtant intelligent ; quand il est bien disposé et décidé, il parvient à faire ses devoirs sans aucune difficulté, il comprend très vite et apprend sans problèmes. Mais il n’en a pas envie la plupart du temps. Pendant les activités sportives ou autres, le problème se pose également ; il perturbe et ennuie tous les autres enfants et n’obéit pas du tout au professeur.
Très souvent je suis appelée pour essayer de parler à Thauann, de le calmer, de le raisonner, car heureusement, il m’écoute et me respecte. Je lui dis à chaque fois qu’il est intelligent et que c’est vraiment dommage de gaspiller ainsi son intelligence par son comportement si difficile. Il me promet à chaque fois qu’il va faire un effort. Mais manifestement, il n’y parvient pas.
A l’école, il est encore pire et je suis appelée souvent par la directrice qui veut me faire partager tout ce que Thauann y fait. Nous nous sentons tous bien impuissants face à ce genre de situation. Mais nous voulons tout de même continuer à y croire et à aider Thauann du mieux que nous le pouvons.
L’année 2022 se termine. Après les vacances, en janvier 2023, tous les enfants reviennent, inclus Thauann. Nous voulons encore essayer pendant un temps, dans l’espoir de voir au moins une petite évolution chez lui.
Mais les semaines, les mois s’écoulent, et rien, pas la moindre amélioration de comportement chez Thauann. En plus, un autre sérieux problème apparaît chez Thauann : il vole. A plusieurs reprises déjà, les enfants s’étaient plaints que des objets disparaissaient, comme des règles, des gommes, des crayons de couleurs... Mais nous n’avions aucune preuve de qui était le coupable. Mais un jour, je suis à nouveau appelée à l’école et la directrice me dit que Thauann a déjà volé à plusieurs reprises à l’école et que cette fois, c’est plus grave, car il a pris l’argent de la caisse de l’école qui se trouvait dans son bureau. Une secrétaire l’a vu entrer et l’a ensuite vu sauter le mur de l’école et partir. Il n’y a donc plus aucun doute. L’école prévient sa grand-mère et de mon côté, je vais la voir pour lui parler de ce problème de vol avec Thauann chez nous également.
Ce jour-là, je comprends que nous ne pourrons plus faire grand chose pour aider Thauann à évoluer, car nous n’aurons jamais l’aide et la collaboration de sa grand-mère. Quand je lui parle des vols qu’il commet, sa grand-mère le couvre. Elle me raconte toute une histoire à dormir debout, que Thauann a trouvé un portefeuille en rue, qu’il est allé le rendre à son propriétaire et que celui-ci, pour remercier Thauann pour son honnêteté, lui a donné de l’argent. Et comme par hasard, la somme que Thauann a reçu de cet homme correspond exactement à la somme qu’il a volée à l’école. A partir du moment où sa grand-mère le couvre et ment pour le défendre, nous n’avons plus guère de moyens d’actions avec l’enfant. La collaboration des familles est très importante dans notre travail et c’est elle qui permet l’évolution positive des enfants.
Je rentre déçue à Crianças do Mundo et partage les informations avec notre équipe pédagogique. Nous sommes en septembre. Il reste trois mois avant la fin de l’année. A plusieurs reprises, je suis obligée de donner une suspension d’un ou plusieurs jours à
Thauann à cause de sérieux problèmes de comportement : grossièreté envers les professeurs, insultes et bagarres avec d’autres enfants, Thauann reste ingérable malgré
toutes nos tentatives avec lui, par la punition ou par l’affection. Rien ne fonctionne et c’est terriblement frustrant. Mais je demande à notre équipe de tenir bon et de continuer jusqu’à la fin de l’année. Je n’ai pas le courage de mettre Thauann tout simplement dehors. Je veux essayer de le garder jusqu’à la fin de l’année, afin qu’il ne se sente pas rejeté. Car il a son côté positif, il est très affectueux, et je me suis attachée à lui malgré les difficultés qu’il crée chez nous. Je sais que sans Crianças do Mundo, il sera perdu.
Mais les derniers mois avec lui sont vraiment très difficiles et je sens l’épuisement de tous dans notre équipe. Les autres enfants ne supportent plus Thauann et ne font plus que se plaindre de lui. La situation est arrivée à la limite et je sais que je n’aurai pas le choix : il faudra que je prenne la décision de ne plus accepter Thauann l’année prochaine.
Les enfants partent en vacances fin décembre 2023 et dans le courant du mois de janvier, je me rends chez Thauann le coeur lourd, afin de lui annoncer, ainsi qu’à sa grand-mère, qu’il ne pourra plus venir à Crianças do Mundo cette année 2024. J’explique une fois de plus à sa grand-mère tout ce que Thauann a fait chez nous, que ce n’est plus possible de continuer avec lui, parce qu’il ne veut faire aucun effort pour améliorer son comportement. Il perturbe tout le groupe, et je ne peux plus l’accepter. Je sens que la grand-mère n’est pas contente. Thauann ne manifeste rien, mais je sais qu’au fond de lui, il doit être triste, car il aimait bien venir chez nous. Je lui dis que je ne l’abandonnerai pas, que je continuerai à l’aider d’une autre façon et qu’il pourra venir passer de temps en temps une journée chez nous s’il promet de bien se comporter.
Malgré tout, je repars de chez Thauann avec un goût amer, triste et déçue de ne pas avoir pu aider Thauann à évoluer au moins un peu pendant ces deux années qu’il a passées chez nous. Nous devons apprendre à accepter nos limites et accepter que nous ne pouvons pas sauver tous les enfants. Mais c’est douloureux et terriblement frustrant.
Depuis sa sortie, je continue d’accompagner Thauann comme promis. Il vient de temps en temps passer une journée chez nous et je vais régulièrement le voir chez sa grand-mère et je les aide au niveau matériel, car ils en ont bien besoin. Je lui ai porté tout le matériel scolaire nécessaire au début de l’année, ainsi que les uniformes d’école, car il a changé d’établissement. Je leur porte régulièrement un colis alimentaire et parfois les médicaments dont il a besoin si la grand-mère ne parvient pas à les obtenir au poste de santé de la préfecture. Thauann se rend ainsi compte que je tiens ma promesse de ne pas l’abandonner. Son affection reste réelle et profonde, il ne m’en veut pas. Et à chaque visite, il me serre très fort dans ses bras. Ça me touche beaucoup et me rend encore plus triste d’avoir dû le laisser partir. Mais je continuerai à accompagner Thauann aussi longtemps que je le pourrai, pour essayer de le sauver d’une vie de délinquance et de misère. La vie n’a pas été juste avec lui et il mérite qu’on ne le laisse pas tomber.
Evelyne
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