lundi 26 juin 2023

Le droit à la dignité

Nous sommes le 10 mars. En cette belle journée ensoleillée, je vais rendre visite à deux familles de nos enfants. Il y a urgence pour elles. Plus de nourriture à la maison, et plus de lieu décent où dormir pour l’une d’entre elles.

La première famille est celle de Nicolas, 12 ans, et Michael, 10 ans. Ces deux frères sont venus de notre centre en ville et je ne suis encore jamais allée dans leur famille, car c’était Gislany, la responsable de l’équipe du centre, qui s’en occupait. Je rendais visite pour ma part aux enfants de notre centre, en périphérie. Lorsque Gislany se rendait dans leur famille, elle parlait toujours avec leur maman sur le pas de la porte, à la rue. Elle n’était jamais entrée, la maman des deux garçons étant manifestement gênée de la situation.

Cette fois, j’ai décidé de m’y rendre, avec deux de nos employés Sidney et Eduardo, car nous allons leur porter de l’aide. Nous leur portons un colis alimentaire, mais également un matelas et une garde-robe que nous avons en réserve. Je sais par les deux enfants qu’ils en ont vraiment besoin. C’est l’occasion pour moi de connaître leur cadre de vie, devant y entrer pour y porter ces dons.

La deuxième famille est celle de Maria-Clara, dont je vous ai raconté l’histoire dans la revue de janvier. La petite était triste ces jours-ci. Elle a fini par m’avouer qu’il n’y avait plus rien à manger chez eux. Nous leur portons donc un gros colis alimentaire.

Nous partons à 8h du matin, la camionnette remplie de tout ce que nous portons à ces deux familles dans le besoin. Nous allons d’abord chez Nicolas et Michael. Lorsque nous arrivons devant le vieux portail, en bordure de rue et de trottoir, nous n’imaginons pas un instant ce que nous allons découvrir. Nous frappons au portail et la maman des deux garçons, Iriane, arrive bien vite. Nous l’avons prévenue de notre venue ce matin. 

Lorsqu’elle ouvre le portail, nous constatons de suite que les manoeuvres ne seront pas faciles. Nous nous trouvons devant un escalier en béton, des plus irréguliers, avec des marches de différentes hauteurs. Cet escalier a trois paliers, une dizaine de marches entre chaque, et il descend de façon très abrupte. La troisième volée de marches est très étroite et sombre. Ça donne une sensation de descente aux enfers...  Nous déchargeons tout d’abord le matelas. Sidney le descend avec beaucoup de difficultés. Il a du mal a passer la dernière volée de marches ; je l’aide comme je peux, descendant juste derrière lui. Eduardo vient juste après avec le colis alimentaire. Nous comprenons vite que ce sera impossible de descendre la garde-robe, elle ne passera jamais. Pas d’autres solutions, il faut la démonter. Nous avons heureusement prévu les outils nécessaires. Pendant que Sidney et Eduardo la démontent près de la camionnette, j’essaye de reprendre mes esprits. Je suis absolument horrifiée et abasourdie par ce que je découvre. L’habitation, car je ne peux même pas dire « la maison », de Iriane est absolument innomable. C’est une sorte de cave, à environ 10m en contrebas de la route

Deux minuscules pièces en tout et pour tout : une chambre d’environ 2m sur 3m et une minuscule cuisine de 2m sur 2m. Une dizaine de mètres carrés au total, logeant cinq personnes, Iriane et ses quatre garçons. L’aîné, Carlos, a 15 ans et le petit dernier, Luan, a 2 ans. Cinq personnes dans 10 mètres carrés !  Je me demande comment il est possible de vivre dans de telles conditions. C’est absolument inhumain et dégradant. Dans la chambre, un lit et une vieille garde-robe tombant en morceaux. C’est par Nicolas que j’ai su ce dont sa famille avait besoin. Dans le lit dorment sa maman, lui et son petit frère. Et par terre entre l’armoire et le lit dorment Michael et Carlos, sur un vieux matelas tout déchiré. Parfois, pendant la nuit, des morceaux de garde-robe tombent sur eux. Je retire le vieux matelas et le remplace par le nouveau que nous venons d’apporter. Ainsi, Michael et Carlos dormiront un peu plus confortablement.

Je ressens un manque d’air dans cette cave et j’essaye de m’imaginer ce que ce doit être pour les enfants de vivre dans cet endroit sinistre. Je n’y tiendrais pas 24h. Je pense à ce qu’ils doivent vivre pendant les fins de semaine et les vacances, quand il n’y a pas école ni Crianças do Mundo. C’est vraiment trop triste et profondément injuste de vivre dans de telles conditions de misère, lorsque l’on voit l’indifférence des riches brésiliens. Mais comment sensibiliser des personnes qui ne se soucient pas des autres ?



Lorque la garde-robe est démontée, la maman nous aide à descendre les différentes parties. Il faut d’abord enlever la vieille armoire, qui tombe littéralement en morceaux.Toutes ces manoeuvres ne sont pas évidentes, vu l’étroitesse de l’endroit. Nous montons et descendons ces escaliers nombre de fois, mais finalement, la nouvelle garde-robe est à sa place, remontée. Le matelas restera sur le lit pendant la journée, et sera placé par terre pour la nuit.

Iriane ne sait comment nous remercier. Elle a les larmes aux yeux. Nous ne pouvons malheureusement pas lui offrir un autre logement. Mais au moins, l’endroit où ils vivent sera un peu plus agréable.

Nous quittons Iriane et nous rendons chez Gleicy, la maman de Maria-Clara. La veille, j’ai pris contact avec elle pour lui annoncer notre visite en précisant l’heure où nous passerions. Vous vous souvenez des problèmes qu’il y a dans leur quartier : la guerre entre deux bandes rivales de trafics de drogue. Alors pour pouvoir y entrer, si l’on n’est pas un habitant de là, il faut « l’autorisation » des chefs des trafiquants. Ce n’était pas comme ça avant, mais c’est hélas le cas maintenant. J’ai donc prévenu Gleicy de ma venue le lendemain vers 10h30.

Nous arrivons Sidney et moi dans le quartier. Eduardo, qui nous avait suivi en moto, est reparti. Nous nous garons et déchargeons le colis alimentaire. Sidney le prend et nous entrons dans la ruelle qui mène à la maison de Gleicy. Dès que nous entrons dans la ruelle, nous croisons un jeune qui nous dévisage et regarde mon uniforme. Il ne dit rien et nous continuons sans problème. Un peu plus loin, un autre jeune, arme à la ceinture nous dévisage également, regarde mon uniforme et nous dit : « Ah, Crianças do Mundo, c’est bon... ». Et nous continuons . Nous arrivons à la maison de Gleicy sans encombres, grâce à l’appel fait la veille, prévenant de notre venue. Sinon probablement que ces jeunes ne nous auraient pas laissé passer. 

Je pense à toutes nos petites filles, de 8, 9 et 10 ans,  qui vivent dans cet endroit, qui voient quotidiennement ces trafiquants diriger le quartier à leur guise, et qui connaissent souvent la peur lors des échanges de tirs entre les deux bandes, les obligeant à rester cloîtrées chez elles, ne pouvant pas aller ni à l’école ni à Crianças do Mundo. Quelle vie pour ces pauvres petites !

Gleicy nous accueille chaleureusement. Nous lui remettons le colis alimentaire et elle nous remercie, car effectivement, elle n’avait plus rien pour faire à manger à la maison. Sidney préfère m’attendre dehors et je bavarde un peu avec Gleicy. Elle est plus ou moins étendue sur un vieux divan et m’explique qu’elle est remplie de furoncles. Elle est allée au poste de santé, mais il n’y avait pas de médecin. On lui a dit de revenir mercredi prochain. Nous sommes vendredi... La pauvre a encore bien le temps de souffrir. Les pauvres n’ont vraiment pas de droits, c’est trop triste. La seule chose que je puisse faire, c’est de lui envoyer par Maria-Clara une pommade antibiotique que j’ai, qui est adaptée aux furoncles et qui la soulagera un peu. Après un quart d’heure passé à bavarder avec Gleicy, je la quitte, car il est temps de rentrer. Elle remercie à nouveau Crianças do Mundo pour toute l’aide accordée à sa famille. Elle me redit combien Maria-Clara est heureuse chez nous. Je promets à Gleicy de revenir la voir très bientôt.

Nous repartons Sidney et moi. Nous rencontrons à nouveau un des jeunes dans la ruelle. Nous le saluons tranquillement et il nous dit au-revoir. Depuis ces longues années à faire des visites dans les familles de nos enfants, circulant dans tous les quartiers considérés dangereux, car c’est hélas là que vivent nos enfants, je n’ai jamais eu aucun problème ni reçu aucune menace. Même les trafiquants connaissent Crianças do Mundo, par les enfants de leurs quartiers. Ils savent le travail que nous faisons avec eux, l’aide que nous apportons à leurs familles et ils nous respectent, heureusement.



De retour à Crianças do Mundo, les images que j’ai vues aujourd’hui me restent dans la tête. Je suis vraiment bouleversée de savoir où vivent Nicolas et Michael avec leur famille. Comment ces enfants peuvent-ils être si souriants en vivant dans un tel endroit dégradant et déprimant ? Ils sont pour moi de vrais petits héros ! Et je les admire pour leur courage et leur bonne humeur envers et contre tout. Nicolas et Michael ne se plaignent jamais de rien, demandent rarement de l’aide, alors qu’ils ont tellement de besoins ; ils s’entendent bien avec tous nos autres enfants, ne donnent jamais aucun problème de comportement et sont très affectueux. Tous les deux, ainsi que leur famille, méritent toute l’aide que nous pouvons leur apporter, même si c’est peu de choses devant une telle situation. Et nous veillerons à leur rendre la vie un peu moins pénible, autant que nous le pourrons.

Depuis ma visite chez eux et l’aide apportée, Nicolas et Michael me serrent tous les jours très fort dans leurs bras lorsqu’ils arrivent le matin. C’est leur façon à eux de dire merci, et ça me touche beaucoup !

                                                                                                      Evelyne     


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire